L’impact de la crise financière, appréhendée déjà au printemps par Marc Andreessen dont les remarques avaient jeté une douche froide sur l’ambiance de la dernière Web 2.0 Expo de San Francisco, a pris des proportions rocambolesques dans la Silicon Valley et dans la blogosphère américaine depuis la fin septembre. L’ampleur des conséquences s’est traduite chez certains auteurs, portés à tirer plus vite que leur ombre sans approfondir pour la plupart, par la mort annoncée du Web 2.0 dans son ensemble, des blogues en particulier et de l’approche entreprise 2.0 à l’avenant.
Des blogueurs québécois plus réguliers sur la gachette que votre humble serviteur tels que Philippe Martin, Laurent Maisonnnave, Claude Malaison et Michelle Blanc y ont déjà fait écho dans leurs billets. Le débat devrait retomber un peu toutefois maintenant que les sociétés de capital-risque de Sand Hill Road ont fait savoir hier matin qu’elles ne couperaient pas les vivres autant qu’en 2001 aux jeunes pousses du Web 2.0 malgré la diminution dramatique des fonds disponibles.
Mises à pied préventives
S’il y une certitude cependant, c’est que toutes les sociétés en démarrage devront rivaliser d’ingéniosité pour atteindre la rentabilité avec des ressources réduites. Conformément aux conseils de Sequoia Capital, lors d’une réunion privée le 7 octobre avec ses propres poulains, des dizaines d’entreprises en démarrage ont réduit leurs effectifs jusqu’à 50% afin de prolonger le plus longtemps possible leurs activités sans devoir recourir à une nouvelle injection de fonds.
Intitulée « RIP Good Times » et joliment illustrée pour faire peur comme on peut le voir sur sa première page ci-haut, la présentation de Sequoia a coulé sur les blogues spécialisés le lendemain et a été mise en ligne deux jours plus tard de façon anonyme par un participant à la rencontre. La dramatisation de la démonstration a fait mouche et inspiré à Michael Arrington de TechCrunch la même allégorie pour dire adieu au Web 2.0. Rafe Needleman, autre observateur généralement sérieux de la scène technologique, y est allé de son couplet pour situer parmi 11 entreprises Web 2.0 menacées non seulement des sociétés récentes comme Twitter, mais également des services plus connus et entre bonnes mains comme Spyke et MySpace.
Après ce premier assaut perpétré par les observateurs patentés de la mouvance Web 2.0 eux-mêmes, les objecteurs plus frileux au départ ont eu le beau jeu de questionner la pertinence d’étendre aux entreprises une approche aussi vacillante. Tom Davenport, professeur de Harvard qui a déjà mis en doute les mérites du concept entreprise 2.0 défendu par son collègue Andrew McAfee, en a profité pour affirmer que la crise imposait à tout le monde de revenir aux choses sérieuses. « Aurons-nous le temps de nous balader dans Second Life quand nous devrons occuper deux emplois ? », s’est-il interrogé. D’une certaine façon, son propos ne différait pas beaucoup cependant de celui de Tim O’Reilly pour qui il serait temps que les développeurs du Web 2.0 s’attaquent à des défis plus méritoires que de faire prendre une bière virtuelle aux propriétaires de iPhones.
Jeter le bébé avec l’eau du bain
Le tocsin a repris de plus belle quand il a été relayé sur le blogue de Chris Brogan, analyste des réseaux sociaux très respecté, par un billet de Dennis Howlett, journaliste technologique de 30 ans d’expérience à l’emploi de ZDNet. Cette fois-là, Tim O’Reilly s’est porté à la défense de son bébé, offusqué de s’être fait souligner, sous le titre « Web 2.0- Était-il seulement vivant ? », que la Web 2.0 Expo de Berlin était ennuyante. Après avoir beurré un peu épais, Howlett a admis que son titre était provoquant à souhait parce que la question méritait un débat.
Sur le plan de la nouveauté, après avoir assisté sans doute à la dizaine de Web 2.0 Expo et Web 2.0 Summit qui ont eu lieu à San Francisco et New York depuis 2004, Howlett a sûrement raison de trouver que ça se répète. J’ai aussi remarqué qu’O’Reilly et John Battelle, l’animateur des sessions avec les invités de marque à San Francisco, reviennent souvent avec les mêmes têtes de pipe. En vue de préparer le défilement des conférenciers au Web 2.0 Summit de la semaine prochaine à San Francisco, où Al Gore et Lance Armstrong serviront d’amuses-gueule, Battelle nous informait ces derniers jours sur son compte Twitter qu’il s’attendait à ce que Jerry Yang de Yahoo ait des choses intéressantes à dire. On l’espère parce qu’il avait été aussi un des invités de prestige lors du premier événement de la série, le seul auquel j’ai assisté, qui portait le nom de Web 2.0 Conference à l’automne 2004 à San Francisco.
En passant, Battelle avait demandé à Yang ce qui l’empêchait de dormir la nuit. Et le patron de Yahoo lui avait répondu tout candidement : « Les deux prochains étudiants de Stanford qui vont transformer la donne autant que Google. »
Howlett devrait faire comme Robert Scoble, le blogueur techno de Fast Company qui assiste probablement au plus grand nombre de conférences dans une année, et prendre un break. Ce dernier s’est amusé hier sur Twitter en écrivant ceci : « Quelqu’un m’a demandé si j’allais au Web 2.0 Summit la semaine prochaine. Navré, je n’y serai pas. Je teste présentement la version alpha du Web 3.42 et je vais être en Chine à la place. »
Que le Web 2.0 emballé dans un événement soit passé date pour des vétérans comme Howlett et Scoble n’enlève rien à la pertinence de l’approche si on ne s’enfarge pas dans les termes et qu’on arrête de colporter que le label est juste un truc de marketing pour mieux vendre la technologie. S’il est vrai qu’il faut s’inquiéter pour les chances d’une innovation quand Microsoft y flaire un bon marché, il n’est pas pour autant approprié de la reléguer au musée alors même que ses premiers fruits commencent à peine à éclore.
Des retombées concrètes
Même en déplorant que le Web 2.0 ait trop peu fait sa marque dans les entreprises, Howlett admet que le livre de Josh Bernoff et Charlene Li, Groundswell, fournit des pistes intéressantes aux organisations pour apprivoiser l’univers des réseaux sociaux. Moins aux faits des développements de l’univers Web 2.0, les journalistes de la presse informatique d’affaires ne s’embarrassent pas de telles nuances pour leur part. James Hamilton trouve stupide le classement par Gartner des dix tendances de l’année à venir parce qu’il inclut les réseaux sociaux et les applications composites (enterprise mashups en anglais). Trahissant sa propre ignorance, il se demande ce que K-Mart, Sony et IBM vont pouvoir accomplir avec leur blogue dans le contexte actuel.
En ce qui concerne IBM. les participants au Webcom Montréal du printemps dernier ont pu apprécier l’ampleur de la stratégie de Big Blue sous ce rapport. Les autres pourront trouver une réponse plus fraîche dans la présentation de Gina Poole, vice-présidente Social Software Programs & Enablement, lors de la Web 2.0 Expo de Berlin justement.
Aux plus paresseux, je me dois de préciser qu’IBM possède un réseau social à la Facebook appelé Bluepages qui recense 515 000 profils d’employés sur lesquels sont faites 6,4 millions de recherches par semaine. Elle opère aussi 1 800 communautés fréquentées par 147 000 membres qui s’envoient un million de messages par semaine. WikiCentral regroupe 25 000 wikis qui ont été lus par 320 000 personnes. BlogCentral référence 62 000 blogues qui comprennent 260 000 billets. Etc.
Laissant à d’autres le soin de régler le cas de Sony, je renvoie l’allusion à K-Mart au billet de Josh Bernoff à propos de son récent passage au siège social de Wal-Mart. Pour qu’il ait été autant impressionné, il va bien falloir que K-Mart étudie un tant soit peu la question à son tour si ce n’est déjà fait. Rappelant les premiers déboires du détaillant américain avec les médias sociaux, notamment bombardé à son arrivée dans Facebook, il écrit : « Mais quand 138 millions d’Américains fréquentent tes magasins chaque semaine, vous ne devriez pas ignorer les médias sociaux comme vous ne pourrez pas non plus vous en défaire. Les dirigeants de Wal-Mart n’ont pas abandonné après ces mésaventures, ils se sont redressés et ont essayé plus fort. »
On ne devrait pas s’étonner que seulement 11,6% des Fortune 500 aient choisi de bloguer jusqu’ici. Elles ne sont pas habituées à ce que les clients puissent répliquer et elles vont y venir seulement parce qu’elles y sont forcées selon Bertrand Duperrin. « Gary Hamel et McKinsey disaient que le changement était tellement peu dans l’ADN des entreprises qu’il faudrait une crise majeure pour qu’elles explorent de nouvelles voies, se rendant compte qu’elles ne pourraient plus jamais faire comme avant. On l’a notre crise non ? Autant qu’elle serve à quelque chose », écrivait-il récemment sur son blogue.
Heureusement, les organisations moins imposantes et donc moins difficiles à faire bouger sont beaucoup plus vites, un signe d’encouragement conforme à ce qui serait en train d’arriver au Québec selon un collègue établi non pas sur le Plateau Mont-Royal, mais dans un endroit aussi terre-à-terre que Drummondville. C’est ce que démontre une enquête de l’Université du Massachusetts à Darmouth qui a enregistré une progression de 20% depuis un an du taux d’adoption des blogues, passé de 19% en 2007 à 39% en juillet dernier, par les 500 entreprises américaines à plus forte croissance selon le classement du magazine Inc.
Il ne manque pas de blogueurs pour affirmer, selon le souhait exprimé par Duperrin, que la crise joue à l’avantage des réseaux sociaux. Bill Yves laisse entendre toutefois que l’engouement grandissant des entreprises pour le web 2.0 sera accompagné d’une diminution du coût des services et des produits sous la pression de la concurrence. Il cite des prévisions de Forrester à cet effet qui attribuent notamment ce phénomène à la concurrence des fournisseurs dominants comme Microsoft et SAP qui intègrent à leurs applications d’affaires sans frais additionnels des caractéristiques propres aux réseaux sociaux comme le microblogging et des wikis. C’est le cas de Sharepoint. Comme quoi les bonnes ou les mauvaises nouvelles ne viennent jamais seules.
Tous s’accordent pour dire que les ralentissements économiques sont sources d’opportunités en technologies. C’est ce que soutient le chef de la direction de Sun, Jonathan Schwartz, dans un billet dont le titre dit tout : « Innovation Loves a Crisis. » Michael Dell souscrit entièrement à son message et aimerait bien en convaincre ses clients après avoir publié le premier billet du nouveau blogue de son entreprise, Symplify and Save, qui entend montrer aux entreprises comment tirer parti des technologies pour mieux fonctionner à travers la tempête. Dell pourrait d’ailleurs en montrer à Wal-Mart à propos de la façon de tourner à son avantage une situation problématique dans la blogosphère, comme l’ont illustré clairement Bernoff et Li dans Groundswell.
Quoiqu’il en soit de l’issue de la crise pour qui que ce soit, on pourra être fixé sur son sort plus rapidement qu’en temps normal. Elle n’est pas de moi. Cette affirmation plutôt sardonique vient du financier Kent Goldman pour qui le bon côté d’une récession est de pouvoir échouer plus vite. Qu’en pensez-vous ?